La pépite de Noémie Karr

Annabelle est critique gastronomique pour un grand magazine culturel.

Le palais affuté comme une lame de couteau japonaise, elle s’est peu à peu fait une place dans le monde très masculin des critiques. Là où les hommes rivalisent de figures de style, de commentaires sur la forme et de citations prétentieuses, elle a toujours privilégié la simplicité et l’authenticité. De Marseille, sa ville natale, elle a gardé le goût des choses vraies, de la cuisine du cœur, des produits frais qui ne mentent pas.

Elle peut détecter à dix kilomètres un plat prétentieux, de ceux qui promettent la lune et atteignent à peine le premier étage. Produits trop sophistiqués qui ne parlent à personne, assiettes « pince à épiler » qui sont magnifiques mais ne nourrissent que celui qui les vend, les « néo-bistrots » sont nombreux à tomber dans la branchitude pseudo-artistique en laissant le client et son appétit sur le bas-côté.

Elle n’a que peu entendu parler de Noémie Karr. Une Alsacienne venue à Paris faire ses classes dans un étoilé, qui un jour décide de monter sa propre affaire. Rien de très original. Mais le peu d’amis qui ont testé l’endroit en sont ressortis enchantés. Sans pouvoir expliquer pourquoi… C’est le seul fil rouge de tout ce qu’on lui a dit. C’était bon. Très bon. Juste de quoi aiguiser sa curiosité.

C’est exactement ce que recherche Annabelle. Une bonne expérience. A elle d’en décoder les ingrédients.

Pas trop difficile de réserver. Elle arrive vers sept heures, comme à son habitude, alors que le restaurant est vide et le personnel détendu. Ainsi elle peut « sentir » l’ambiance : le personnel d’un restaurant, c’est comme une équipe de sport… Il suffit d’écouter ce que se disent les gens pour mesurer l’harmonie du collectif, harmonie que l’on retrouve en général dans l’assiette.

Comme souvent, elle choisit les plats les plus simples de la carte.

Chose singulière : la formule prévoit deux verres de vin, l’un avec le plat, l’autre avec le dessert. L’entrée est servie avec une eau minérale Wattwiller. Bizarre ! On verra bien…

La flammekueche Paris-Illkirch est un plat familial par excellence. Pâte à pain croustillante, crème épaisse, mais le lard est remplacé par une petite purée de saucisse fumée assez réussie. Savoureuse mais légère comme un nuage sur les Vosges. Une réussite. Et l’eau minérale est une bonne idée : on préserve les papilles pour la suite !

N’étant pas une grande amatrice de choucroute, c’est justement ce qu’elle a choisi. Un bon restaurant est un lieu où l’on peut essayer des choses qu’on pense ne pas aimer et y trouver du plaisir.

L’assiette est copieuse et élégamment dressée. Ni acide, ni fade, ni sèche, c’est un quatuor à cordes qui accueille et accompagne le caractère de l’excellente charcuterie, comme les cuivres d’un orchestre. De fondantes pommes de terre à la saveur légèrement sucrée amortissent avec élégance d’éventuelles envolées gustatives qui iraient trop vers le salé ou le fumé.

Le vin est un Riesling d’une petite maison inconnue au bataillon… Loin de menacer l’harmonie du plat, il lui apporte une profonde douceur accompagnée d’un brin de vivacité. Annabelle est au spectacle… Avant qu’elle ait fini de le savourer, son assiette est déjà finie.

En dessert, elle n’a pas cédé à la recommandation du serveur qui poussait la « Quadrature du Munster ». Cela lui rappelait trop les « Cinq âges du Parmesan » de Massimo Bottura et elle voulait garder intact ce souvenir impérissable de Modène.

C’est un simple kougelhopf revisité qui va terminer son repas. Et ça n’est pas une chose simple car c’est un gâteau plutôt adapté au goûter, ferme et roboratif… Ce qui sied bien mal à la clôture d’un repas déjà bien calorique ! Pour le proposer en dessert, la chef doit sortir de la recette classique sous peine de décès des convives par étouffement… C’est sans doute en ce sens qu’il est revisité.

Au lieu du traditionnel cylindre, c’est une assiette toute en longueur qui arrive : deux longues lamelles de kougelhopf, cuisinées de deux manières… L’une est imbibée d’un sirop léger au goût complexe : de la fleur d’oranger, une pointe de kirsch, sans doute d’autres herbes en infusion. Original et raffiné. L’autre tranche est revenue façon pain perdu. Fondante et gourmande à souhait.

Mais ce qui intrigue Annabelle, c’est le verre de vin rouge qui accompagne le tout. La couleur est belle, tirant vers la framboise. Elle le porte à son nez. Mais… c’est de la cerise ! Elle refait le geste. Non, pas juste de la cerise. Il y a des notes d’une complexité incroyable. Comme un très bon vin rouge, mais avec… de la cerise.

Elle le porte à ses lèvres. La pointe d’acidité est vite compensée par la douceur. Et quels arômes ! Quelle richesse ! Elle n’a jamais rien bu de tel. Elle en oublierait presque ses lamelles de kougelhopf, ce qui serait dommage.

Une fois son assiette et son verre vides, elle demande à voir la chef.

« Ça vous a plu ? »
« De bout en bout. J’ai trouvé ça simple mais savoureux et harmonieux. Et vos accords mets-vins sont… surprenants. »
« Merci beaucoup. »
« Et entre nous, votre vin de cerise, d’où vient-il ? Un petit producteur  du Sud de l’Alsace ? Je me rappelle avoir vu de magnifiques vergers où les cerisiers doivent bien profiter du soleil… »

La chef éclate de rire.

« Non, il vient du Danemark. »
« Du… Danemark ? »
« Oui. C’est une de mes découvertes. J’ai des amis qui travaillent à Copenhague et ils ont déniché quelques merveilles, dont ce vin de cerise… Une vraie pépite ! Et encore, vous devriez goûter leurs autres cuvées ! »
« Vous en avez ? »
« Pas au menu, mais si ça vous intéresse, j’ai ramené quelques bouteilles à titre personnel, je peux vous faire goûter une fois le coup de feu passé. »

Annabelle attend. Une fois les tables clairsemées, elle entame avec Noémie une discussion qui ne se termine que tard dans la nuit…

Après la critique dithyrambique d’Annabelle, le restaurant de Noémie ne désemplit pas et c’est sans surprise qu’elle se voit décerner une première étoile au Michelin.

Quant à Annabelle, elle a emmené cet été toute sa famille en vacances au Danemark, en prenant soin de garder de la place dans le coffre de la voiture.

Découvrez la pépite de Noémie : le vin de cerise…

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